C’est une affaire peu banale sur laquelle a dû se prononcer le conseil des prud’hommes (CPH) de Rouen (Seine-Maritime), le 21 mars 2022. Celle d’un éboueur licencié par Veolia en octobre 2019, après avoir été dénoncé par « un passant » qui prétendait l’avoir vu utiliser son téléphone portable en conduisant son camion-poubelle, lors d’une collecte des déchets.
« J’étais en congé quand j’ai reçu le courrier en recommandé m’apprenant que j’étais licencié, sans préavis », témoigne Jérôme Bachelet, 41 ans, dont vingt passés chez Veolia comme conducteur de matériel de collecte, d’abord en intérim à partir de 2002 avant d’être embauché en 2008. « Mon client s’est retrouvé au chômage du jour au lendemain, avec cinq enfants à charge », complète Sarah Balluet, avocate au barreau de Rouen spécialisée en droit du travail.
« Un témoignage qui ne repose sur rien du tout »
« Choqué que des grosses sociétés comme Veolia puissent se permettre de licencier des salariés juste sur la foi d’un témoignage », Jérôme a décidé d’intenter un procès à son ex-employeur pour contester son licenciement et les griefs sur lesquels il est étayé.
En l’occurrence, « une réclamation sur la sécurité de l’équipe et le non-respect du code de la route » faite le 12 août 2019 par « un usager de Bois-Guillaume », rapporte le CPH dans son déroulé des faits. Cette personne a appelé la Métropole puis a été entendue par le directeur d’unité opérationnelle de Veolia Propreté Normandie (VPN), qui a fourni une attestation versée au dossier.
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« Sur le bien fondé du licenciement, la Société VPN conclut en reprenant l’article L 4122-1 du code du travail, ‘chaque travailleur a l’obligation de prendre soin […] de son état de santé et de sa sécurité ainsi que celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail’, écrivent les prud’hommes dans leur jugement. Pour Veolia, le non-respect du code de la route par un salarié qui conduit tout en utilisant le téléphone est une violation de l’article précité, de la jurisprudence constante sur le sujet mais également du règlement intérieur. »
Le 30 août 2019, Jérôme reçoit en main propre une convocation à un entretien préalable en vue d’une sanction. Au cours de ce rendez-vous qui a lieu le 17 septembre 2019, le salarié rejette les faits qui lui sont reprochés. « Mon chef de secteur ne m’a jamais rien dit à ce sujet, je n’ai appris [la dénonciation] qu’au moment de ma convocation, assure le conducteur de camion-poubelle. J’ai demandé des preuves, une confrontation [avec l’usager]. On me l’a refusée. Il n’y a que ce témoignage qui ne repose sur rien du tout. »
« Mon client respectait les normes »
Son avocate ajoute : « Ses deux collègues ripeurs (qui effectuaient le chargement des poubelles dans la benne à ordures, Ndlr) ont pu attester qu’il n’avait pas son téléphone en main. De toute façon, il n’en avait pas besoin pour passer un appel puisque le véhicule est équipé d’un kit main libre. »
De très nombreuses attestations de ses anciens collègues disent que mon client respectait les normes, qu’il était même très moralisateur sur les règles de sécurité. D’ailleurs, il avait une fonction de tuteur dans l’entreprise, pour former les jeunes aux règles de la sécurité.
Son avocate fustige « les citoyens qui s’autoproclament justiciers »
Pour l’avocate, ce dossier pose surtout la question de « la licéité des moyens de contrôle des salariés ». Autrement dit, Veolia avait-elle le droit de s’appuyer sur le seul témoignage oculaire d’un particulier pour motiver le licenciement de Jérôme Bachelet ?
Le contrôle de l’activité des salariés est très encadré. Il est illégal d’utiliser le simple témoignage d’un passant pour contrôler l’activité d’un employé si ce moyen de contrôle n’a pas été soumis au CSE (comité social et économique, l’instance unique de représentation du personnel, Ndlr). Or, je n’imagine pas qu’un CSE laisse passer ce genre de chose.
C’est en tout cas la première fois que l’avocate inscrite au barreau de Rouen plaide ce genre de dossier qui lui rappelle l’affaire Adama Cissé, cet éboueur de région parisienne licencié en septembre 2018 après la diffusion d’une photo sur les réseaux sociaux, le montrant en train de faire la sieste en tenue de travail. Et Sarah Balluet de s’insurger contre « cette tendance très malsaine, où des citoyens s’autoproclament justiciers sans connaître les tenants et aboutissants des postes de travail ».
Licencié pour raison de santé ?
« Le vrai motif de ce licenciement, c’est l’accident du travail dont a été victime mon client quelques mois auparavant », soutient l’avocate. Jérôme Bachelet a ainsi été en arrêt de travail du 7 janvier au 16 juin 2019. Le 17, il reprend son activité de conducteur à temps plein. Avant de se voir prescrire un mi-temps thérapeutique à 50 % par son médecin traitant. « Rester trop longtemps assis m’était devenu insupportable », explique-t-il aujourd’hui.
« Monsieur Bachelet pense que la société Veolia était très sceptique quant à l’origine professionnelle de l’accident, est-il écrit dans le jugement du CPH. Malgré la confirmation par la CPAM […], VPN a diligenté un contrôle et une contre visite pour savoir si M. Bachelet se trouvait bien à son domicile. » De son côté, Veolia argue qu’elle « n’a jamais émis de réserve sur le caractère professionnel de l’accident devant la commission de recours amiable de la CPAM ».
Faute de preuve sur l’éventuel caractère discriminatoire, les prud’hommes ont débouté Jérôme Bachelet de sa demande de prononcer la nullité de son licenciement fondé en réalité sur son état de santé.
Abusif, sans cause réelle et sérieuse, et vexatoire
En revanche, le CPH a jugé ce licenciement abusif et sans cause réelle et sérieuse, Veolia ayant « [invalidé] elle-même son motif » en expliquant que les réclamations des usagers servent à « répondre aux insatisfactions des clients », raison pour laquelle « elle n’a pas consulté les représentants du personnel pour avis sur ce moyen de preuve de sanction ». La société se voit ainsi condamnée à verser à son ex-salarié 15 468,34 euros, l’équivalent de huit mois de salaire brut.
Somme à laquelle s’ajoutent 5 000 euros au titre des dommages et intérêts pour « circonstances particulièrement vexatoires ». Les prud’hommes soulignent en effet que « le licenciement pour faute sur dénonciation d’un usager, préférant croire la parole d’un passant plutôt que son salarié de 11 ans et 11 mois d’ancienneté rendent ce licenciement particulièrement vexatoire ». Jérôme Bachelet se voit enfin octroyer 1 000 euros au titre de ses frais de justice.
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Contactée par 76actu, la direction régionale de Veolia indique « prendre acte de la décision » qu’elle « ne souhaite pas commenter ». L’entreprise n’a pas l’intention d’interjeter appel.
« Je suis satisfait que Veolia ait été condamnée même si les dédommagements sont minimes par rapport aux dommages qu’ils m’ont créés », commente Jérôme Bachelet. N’ayant pas demandé à être réintégré – « Veolia aurait cherché un autre moyen pour me licencier à nouveau » – il a retrouvé un emploi de chauffeur intérimaire. Bénévole au club de boxe Le Noble Art de Rouen, où il encadre de jeunes pratiquants, le quadragénaire envisage une reconversion dans le sport. Détenteur d’un diplôme d’éducateur sportif obtenu après son licenciement, le Seinomarin veut créer sa propre salle dédiée à la boxe. Son prochain combat.
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