JURISPRUDENCE ET PROCEDURES SOCIALES
Panorama de décisions de jurisprudence : vers l’imbroglio ?
1. – Dans la décision n° 20-13.905, une société britannique avait engagé un salarié dans sa succursale à Paris. Celle-ci avait cédé par la suite son activité et certains éléments d’actifs à une autre société, sauf l’activité menée et située en France, tout en prévoyant le transfert des contrats de travail des salariés employés au Royaume-Uni, à Dubaï et en Suisse.
Peu après, la haute cour de justice anglaise a jugé que le centre des intérêts principaux de la société en question était au Royaume-Uni et ce, dans le cadre des procédures d’insolvabilité, avant que le tribunal de commerce de Paris n’ouvre une procédure secondaire de liquidation judiciaire à l’égard de la société. Le salarié fut peu de temps après licencié pour motif économique…
Le salarié a alors engagé une procédure en paiement de diverses sommes pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour violation des dispositions du code du travail en matière de transfert de contrat de travail. Mais, la Cour d’appel lui a opposé l’incompétence du conseil de prud’hommes dans ce litige.
Le demandeur éconduit se fondait en particulier sur la jurisprudence européenne selon laquelle, dans le cas des procédures d’insolvabilité, c’est le fondement juridique (règles communes du droit civil et commercial ou règles dérogatoires…), qui permet de déterminer le domaine dont relève l’action et non le contexte procédural.
Dès lors, l’action du demandeur n’étant pas fondée sur des règles spécifiques aux procédures d’insolvabilité, elle ne saurait relever de la compétence du tribunal anglais ayant ouvert la procédure d’insolvabilité – d’autant qu’il était ajouté, que le litige relatif à la rupture du contrat de travail du salarié et aux créances salariales durant la relation de travail ne relevait pas de la procédure d’insolvabilité (Cass. soc. 28 octobre 2015 n° 14-21.319).
La Cour de cassation va se montrer pédagogue dans sa réponse et préciser la jurisprudence en la matière.
Prévalence des procédures de règlement de l’insolvabilité sur la lecture prud’homale du litige…
Dans un premier temps, le juge fixe deux catégories :
- les actions qui dérivent directement d’une procédure d’insolvabilité et qui s’y insèrent étroitement, qui, elles seules, entrent dans le champ d’application du règlement (CE) n º1346/2000 du Conseil, du 29 mai 2000, relatif aux procédures d’insolvabilité.
Les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité et les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel a été ouverte la procédure d’insolvabilité a une compétence internationale pour connaître des actions précitées.
- Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale s’appliquent en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction ; il exclut de son application les faillites, concordats et autres procédures analogues.
Seules les actions qui découlent directement d’une procédure d’insolvabilité et qui s’y insèrent étroitement sont exclues du champ du règlement n° 44/2001.
Le juge détermine explicitement ensuite les critères liés à la première catégorie :
- Il est d’abord rappelé une jurisprudence européenne, à savoir qu’afin de déterminer si une action dérive directement d’une procédure d’insolvabilité, l’élément déterminant pour identifier le domaine dont relève une action est le fondement juridique de cette dernière (pas le contexte procédural dans lequel s’inscrit cette action).
Il convient de rechercher si le droit ou l’obligation qui sert de base à l’action trouve sa source dans les règles communes du droit civil et commercial ou dans des règles dérogatoires, spécifiques aux procédures d’insolvabilité.
Pour la Cour d’appel :
- La question du transfert du contrat de travail est équivalente à celle de la directive de 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, cette directive étant aussi d’effet direct au Royaume-Uni, lorsque survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, telle qu’elle s’évince de l’article L. 1224-1 du code du travail.
- Le règlement n° 1346/2000 impose à tout État membre de reconnaître la décision d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dès que celle-ci produit ses effets dans l’État d’origine sans que puisse être vérifiée la compétence des juridictions de cet État.
Le refus par un État membre de reconnaître une procédure d’insolvabilité ouverte dans un autre État membre ou d’exécuter une décision prise dans le cadre d’une telle procédure n’est possible que si cette reconnaissance ou cette exécution produirait des effets manifestement contraires à son ordre public, en particulier à ses principes fondamentaux ou aux droits et aux libertés individuelles garantis par sa Constitution. - L’action du salarié fondée sur la fraude à la loi anglaise ou aux règles de conflits de lois ou de juridictions en matière de transfert du contrat de travail dérive directement de la procédure d’insolvabilité du Royaume-Uni où est situé le centre des intérêts principaux des débiteurs et s’y insère étroitement.
- La juridiction prud’homale est incompétente pour connaître de l’action tirée de la violation du droit au transfert du contrat de travail du salarié.
Il n’y a pas d’insolvabilité sans manquement aux règles sociales du contrat de travail relevant de la compétences des Conseils de Prud’hommes…
La Cour de cassation apporte des réponses aux antipodes :
- L’action du salarié était fondée sur l’article L. 1224-1 du code du travail, dont le bénéfice ne nécessite pas l’ouverture préalable d’une procédure d’insolvabilité au sens du règlement n° 1346/2000.
- Son objet est la poursuite des contrats de travail des salariés, ce qui ne requiert pas l’intervention d’un syndic, au sens de l’article 2 du règlement n° 1346/2000, et ne tend pas au remboursement partiel des créanciers.
- L’action du salarié ne dérivait donc pas directement d’une procédure d’insolvabilité
L’arrêt a donc été cassé mais seulement en ce qu’il déclarait le CPH incompétent pour connaître de l’action du salarié fondée sur le transfert du contrat de travail.
Fondements : la décision de la Cour de cassation est notamment tirée de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et notamment de l’affaire C‑157/13, Nickel & Goeldner Spedition GmbH c/ « Kintra » UAB du 4 septembre 2014, dans laquelle la CJUE avait créé ce critère général de distinction.
Après certaines divergences quant à l’interprétation, les juges parviendront peut-être grâce à cet arrêt à avoir une lecture et une application surtout commune de cette jurisprudence.
https://www.courdecassation.fr/deci…
2. – Dans une seconde décision n°20-13.680, une société a cédé une partie de son activité exploitée au Canada à une seconde société et transféré les contrats de travail des salariés affectés sur ce site, dont celui d’une salariée investie de divers mandats représentatifs. Le transfert de son contrat a été autorisé par l’inspection du travail.
Le tribunal de commerce avait ensuite ouvert la procédure de redressement judiciaire de la société cessionnaire avant de prononcer sa liquidation judiciaire. La salariée fut par la suite licenciée après autorisation de l’inspecteur du travail ; elle saisit le CPH de demandes visant notamment l’annulation de son licenciement et le paiement d’une indemnité à ce titre.
La demandeuse estimait en effet que le CPH est le seul compétent pour connaître d’un litige « qui trouve sa source dans un contrat de travail (…) » et ce même après la cessation de la relation de travail. Il était par conséquent le seul compétent pour connaître de l’action en reconnaissance du transfert frauduleux du contrat de travail et de la demande de nullité du licenciement en résultant.
Sa demande fut rejetée par la Cour d’appel, qui jugea le CPH incompétent pour apprécier le caractère frauduleux d’une opération de cession.
Cependant, la Cour a estimé, elle, que la fraude alléguée étant le fondement de la demande principale de la salariée en vue d’annuler le transfert de son contrat de travail et de son licenciement, elle relevait pareillement de la compétence de la juridiction prud’homale par la même occasion.
Et pour résumer… !?
Il est intéressant de comparer ces deux décisions et de constater que de par l’application dans l’une de règles européennes et pas dans l’autre, la Cour de cassation va adopter certes la même solution mais avec une logique différente.
Dans le premier cas, le juge a décidé que le CPH était compétent dans la mesure où l’article sur lequel le salarié se fondait dans sa demande principale ne nécessitait pas l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité et ne relevait donc pas de règles spéciales.
Dans le second cas, c’est parce que l’action principale du salarié trouve son fondement dans la fraude alléguée que celle-ci doit également relever de la compétence du CPH.
Dans les deux cas, la Cour se base sur l’action principale.
Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ! On ne rassurera pas les justiciables en prenant des décisions à géométries variables selon le fondement juridique choisi et les moyens différents possibles de l’exercice d’une action de justice…
Etude de Kelly EMMANUEL, juriste en droit social, Pôle service juridique du Secteur Juridique National de l’UNSA.
Pour tous commentaires ou question, juridique@unsa.org
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